Dehors, une voix hurlait mon nom. Arraché au sommeil, je n’ai pas compris tout de suite. Une moto passait en trombe sur l’autoroute, à quelques mètres. Et ce long cri, inhumain, qui semblait résonner encore dans les ténèbres du désert. Il m’évoquait, confus, de macabres cérémonies, pieds martelant le sol, claquements de bâtons, visages mats et obscurs fardés de cendres grises, dénués de reflet à la lueur des flammes. Souffle court, je me suis redressé sous ma tente. Le moteur ronronnait au loin, là-bas, vers l’Est. Pourtant, je frissonnais. Ce cri ne pouvait être que celui d’un loup. Ou plutôt un dingo. J’étais en Australie, au milieu de la Nullarbor. Ce rêve mauvais ne me lâcherait plus. Les lances à bout de bras, le deuil et la colère, c’était la mort qui rôdait là, à mes côtés. Monde sans prudence, où tout n’est que violence et ruine. Voilà comment j’ai tué l’homme.

Nullarbor, première page


Bruce a poussé un juron. Il m’a tendu une ligne en maugréant : « Requin ». Coupant le moteur, il s’est engouffré dans la cabine. J’ai dû me battre pour ne pas laisser filer. Le fil, agité de soubresauts incontrôlables, me déchirait les mains. Je sentais le nylon pénétrer la chair de mes paumes. Derrière moi, Billy faisait disparaître les nœuds, ils auraient pu m’arracher un doigt si le poisson décollait. Cette fois, le suspense a duré moins longtemps. L’animal est monté tout de suite au combat. Un requin-marteau de grande taille, qui décrivait des cercles de plus en plus réduits à la verticale du bateau. Un guerrier. Il n’avait pas peur, dans son élément il ne craignait personne. Heureusement pour moi, ça devait faire des heures qu’il avait mordu à l’appât. Pourtant, il m’arrachait les bras à chaque battement de queue. Il évoluait en surface à présent, à un mètre cinquante de mes mains. Ses yeux inexpressifs semblaient fixés sur moi, son échine tressaillait comme celle d’un taureau dans l’ultime tercio. Pourquoi me laissait-on ainsi jouer avec la bête ? Quelqu’un allait-il couper cette maudite ligne ? Bruce a jailli de la cabine en braillant : « Putain, sors-lui la tête ! » En me retournant, j’ai failli tout lâcher. Bruce pointait sur moi un fusil de chasse Winchester à canons sciés. Les orifices de sinistre présage passaient et repassaient devant mon ventre au gré des mouvements de la houle. De toutes mes forces, j’ai soulevé la gueule du requin. Bruce a tiré à bout portant. Déflagration ahurissante. Le requin est retombé sur le dos, secoué d’effroyables spasmes. Pris de fureur, Bruce lui a balancé une seconde décharge. « Enculé d’requin ! » Il n’avait plus la force de résister, mais il n’était pas mort. Un œil pendait sur le côté, arraché à l’orbite. Du revers de la main, j’ai essuyé les lambeaux de cervelle, les éclats de cartilage qui me criblaient le visage. Curt et Billy ont crocheté les ouïes du requin, qui vomissaient des torrents de sang. J’aurais dû les aider, mais le vacarme des détonations, l’odeur de la poudre m’avaient tétanisé. Rien ne m’avait préparé à cela.

Nullarbor, extrait du chapitre « Pêcheurs ».


A la fin du repas, Augustus a préparé le thé. Repu, vaguement somnolent, il fumait en chantonnant, comme il l’aurait fait sans doute si je n’avais pas été là. Soudain, il s’est figé, a posé les mains sur la table. « Eh, Napoleon. Tu t’souviens, l’endroit où on pêchait avec Bonnie, quand Gary était là, et ceux d’Fitzroy ? T’as remarqué l’gros rocher, au fond de la baie ? Derrière, y’a une crique profonde. Elle remonte loin dans les terres. Des mangroves épaisses, tellement qu’il fait noir. De quoi t’ficher la frousse, hein, Napoleon ! Dans les marais, y’a un vieux croc’. Si vieux qu’il a plus une dent ! Il est fatigué, c’est pour ça qu’il vit là, au fond d’la crique, dans les trous d’eau, protégé du soleil. Bouge pas d’là, trop vieux. Personne le voit jamais. C’est un rusé, tu sais, il rassemble ses forces, il attend qu’une proie vienne. Et alors, bam, il lui tombe dessus, il la brise en deux. Il est énorme, tu vois, huit mètres à mon avis, large comme un bateau. Après, il retourne se planquer, le temps de digérer. Toi, Napoleon, sûr qu’il te louperait pas. Il verrait que t’es pas d’ici, que t’es perdu. » Il souriait tristement en tapotant sa tasse. « Il est vieux, ce croc’. J’pense souvent à lui ces jours-ci. Je le connais depuis tout gosse. Je m’souviens, avec la famille, on passait des semaines dans la baie... On construisait des abris d’écorce, on faisait du feu sur la plage. Un jour, le croc’ est arrivé… Tout jeune, bien moins gros que maintenant ! Il s’est plu là, alors il revenait chaque année. C’était son territoire. Si un autre croc’ se pointait, oh là, il passait un drôle de quart d’heure ! On savait qu’c’était lui. Chaque fois, il revenait plus costaud. Un crocodile puissant, un tueur. Maintenant, Napoleon, c’est un drôle de vieux croc’ ! C’est comme moi, j’ai pris du gras, j’suis fatigué. On est frères, lui et moi, on a vieilli ensemble. J’crois bien qu’on partira ensemble, quand ce monde-là voudra plus d’nous...
- Tu m’emmèneras ?
- Tu sais, Napoleon, le vieux, il est comme moi. Il aime pas qu’on l’dérange. C’est chez lui, là-bas. Y’a aucune raison d’y aller. »

Nullarbor, extrait du chapitre « Wreck Point ».