Foutu protège-dents, je ne peux plus respirer. Je happe l’air, jamais assez, sur le temps mort entre deux frappes. Pas moyen de sortir des cordes, Toufik me cadre, il presse, son pied toujours devant le mien m’empêche de tourner, il m’expose à son bras arrière, c’est lui qui mène l’assaut. Direct, je bloque, aussitôt je remise. Changement d’appuis, mon poing droit cherche le menton, hors tempo, Toufik accompagne la gifle. Il ne bronche pas, il a souri. Son visage rougi par l’effort s’approche puis bascule dans l’angle mort du casque, ses gants flous et pesants s’abattent au ralenti. J’encaisse, je recule. Des silhouettes vaporeuses oscillent autour du ring, des cris me parviennent, assourdis, le fracas de la salle. Un coup d’œil à l’horloge en douce. Plus que trente secondes à tenir. Trente secondes. J’étouffe, cœur dans la gorge, mes mains cèdent à la pesanteur. Je cligne des yeux malgré moi, secoué par un choc à la tempe. Baisse pas les bras. Toufik se désaxe, il tire une longue série de jabs. Il accélère encore, sans rage. Sûr de sa force. Dix secondes, en apnée. Je vois partir une autre droite, esquive, je m’engouffre dans l’ouverture. Je lance le coude en uppercut, au bout il y a le vide. Je sais déjà ce qui m’attend. Un crochet lourd me cueille au foie, impact précis, sans appel, au creux des côtes flottantes. Il me cisaille. Mes jambes se dérobent, me voici à genoux.
Mal tiempo, première page.A la jonction de Los Guaos, j’ai viré à droite vers la côte. Un paysan déguenillé faisait du stop en bord de route, binette sur l’épaule, un baluchon vide à la main. Je me suis arrêté, il est monté sans hâte, s’est assis à l’arrière, a déposé tout son barda, puis m’ayant salué d’un geste, il a ôté son chapeau. Il devait avoir cinquante ans, sa moustache était blanche, il n’avait plus un seul cheveu, la peau de son visage bruni était ridée en profondeur. Ses mains l’embarrassaient, il les a laissées sur ses cuisses. La radio meublait le silence, un duo de voix monocordes psalmodiant des séries de chiffres, de dates, les dirigeants de l’île jouaient leur rôle à plein sur la scène mondiale, les résultats économiques étaient encourageants. Plusieurs fois par minute, les speakers s’interrompaient pour donner l’heure exacte, à la seconde près. Le temps existait donc.
Le vieux n’écoutait pas, de l’ongle il triturait le cal endurci de sa pogne.
« Vous allez où, viejo ?
- Yaguanabo, par là…
- Elle est comment, la route ?
- Toute neuve. »
Nous longions par le sud les premiers contreforts de la Sierra de l’Escambray. Le ciel était bas, menaçant. Bientôt j’ai aperçu la mer. La route se faisait plus étroite, tassée contre des murs de roche d’où se détachaient de gros blocs, qui à chaque virage encombraient la chaussée défoncée, érodée sur ses marges, et des pans entiers de terrain s’effondraient dans la mer. J’ai observé le vieux dans mon rétroviseur, il s’épongeait le front. « Bueno !… Disons qu’elle est neuve depuis quelques années. » Je l’ai déposé devant chez lui, une case sur pilotis agrippée à la pente. Au moment de descendre, le vieux a hésité, il se frottait la tempe. « Dites-moi señor, vous continuez vers Trinidad ? C’est la saison, gaffe aux crabes noirs !… Pas ralentir, surtout, ça vous crève les pneus, ces démons… » Il a remis son chapeau. « Cuba est ainsi faite, señor, que voulez-vous… Isla de locos !... »
L’île des fous.