LO DE AGUSTIN

Une berline gris métallisé se gare en double file. Un grand type maigre en descend, vêtu d’un long manteau de laine, chemise de marque assortie à ses bottines rouges – le bracelet de montre aussi. A peine arrivé, on l’acclame : « ¡Maestro! » Il recoiffe des deux mains sa crinière d’argent, puis se tourne vers le comptoir. « Ohé, Don Agustín, on ne sert plus les cousins ?... Du gitan, tu n’as que la face ! », maugrée-t-il de sa voix enfumée, lèvres à peine entrouvertes. Moraíto Chico possède la guasa, l’impertinence des flamencos, à l’affût du bon mot. Il pose sur le monde un regard amusé. Quand une question l’intéresse, il détourne les yeux et il réfléchit. Il invente ses phrases, jamais un lieu commun – comme sa musique. Moraíto est tocaor, guitariste de flamenco, le plus grand sans doute. Il est l’incarnation du toque de Jerez : un jeu au swing démoniaque, où la moindre note est chargée d’émotion, où la virtuosité s’efface au service du chant – un style. Qu’il accompagne un inconnu dans une réunion de famille ou José Mercé, la star, il ne les quitte pas du regard, il se nourrit de leurs entrailles. Il danse sur sa chaise et il sourit, au bord des larmes. « Parfois cette douleur vous inonde de joie. Tout ne peut pas être allégresse. La douleur nous est nécessaire, elle fortifie l’âme. »

Extrait de « Lo de Agustín », nouvelle parue dans le recueil Nouvelles du bout du monde, Hoëbeke (2011)