Cap à l’ouest. Passé un lotissement hideux, aux façades fardées de blanc industriel, je prends le sentier d’Alájar. Pavé de blocs branlants descellés par la pluie, il serpente dans une forêt où paissent des porcs noirs, des chèvres, des brebis. Le soleil, encore bas, filtre en clair-obscur à travers le feuillage, soulignant la fluorescence des lichens, la chair pourpre, à vif, des chênes-lièges écorchés. Le sac pèse lourd sur mon dos. Je joue comme un gamin avec la buée de mon souffle. A Linares, les rares échoppes ouvrent à peine autour de la grand-place, dont les burladeros, barrières d’acier aux couleurs vives, rappellent qu’on en fait une arène le jour de la Saint-Jean. Je traverse sans m’arrêter, longeant un lavoir, des fontaines, des parcelles familiales embaumant la fleur d’oranger. A l’orée du bois communal, un couple de vieux gratte le sol à la recherche des derniers glands, s’écorchant coudes et genoux sur les pierres tranchantes. La femme, corps sec et noueux dans sa blouse fanée, hurle sur son mari. « Par là, j’ai dit ! » L’homme remplit son seau, ne bronche pas. Il faut bien vivre, quand on est deux.

Déjeuner de pain et de chèvre frais au-dessus du hameau de Los Madroñeros. Tout au sommet de la vallée, six vautours moines planent sans un coup d’aile à l’affût d’une charogne, en cercles lents, déterminés. Sous leurs yeux, des murets de pierre envahis par la mousse ceinturent les coteaux. Les pâturages sont plantés de chênaies aux ramures immenses, comme taillées au cordeau par on ne sait quel maniaque de la sylviculture. Ça et là un abri trapu, conique, des enclos de fortune. Aux abords d’un village, les terrasses cultivées en quadrilatères impeccables, dans une terre noire. Adossé à mon arbre, j’observe cette harmonie divine. Le fruit d’un labeur millénaire, qui a le bon goût de ne pas transparaître. C’est la force du style. Un vendeur ambulant fait crépiter son mégaphone - « Serviettes et torchons, produits de beauté Mesdames ! » Un vieillard passe, sur sa mule, il en traîne une autre chargée d’éclats de liège. Il me salue du bout des doigts.

La nuit d’Alájar est un vaste silence, avec juste au milieu comme un îlot de bruit. C’est la Casa Román, où l’on vous sert du jambon noir, au goût de saumure et de terre. Un coq me réveille à trois heures du matin, qui chante à tue-tête dans la cour voisine. Un type l’injurie, excédé, qu’il la ferme, bon dieu, le jour n’est pas levé. Le coq pousse un dernier cri, craintif, puis il se tait.

Extrait de "Marcher seul dans la Sierra de Aracena", récit, Géo (Avril 2008)