Qu’elle doit sembler frêle sur cette barcasse instable au milieu du fleuve Congo, perdue dans la masse des fuyards qui traversent à contresens, vers Kinshasa, là d’où elle vient. Mais elle se tient droit, Lieve. Dix ans qu’elle sillonne l’Afrique. Elle a décidé de gagner Brazzaville, sur l’autre rive, qui depuis quelques heures est en proie au chaos. Printemps 1997, la guerre civile vient d’éclater, les miliciens Cobras du général Sassou N’Guesso affrontent les partisans de Pascal Lissouba, président de la RDC. Tirs de mortiers, fusillades, les ressortissants étrangers évacuent à la hâte. A peine débarquée au port fluvial du Beach, Lieve file chez des amis chercheurs. Personne n’a jugé bon de lui tirer dessus, elle entre dans l’immeuble, pataugeant dans un mètre d’eau - les pillards ont laissé déborder les baignoires. Un grand type dans l’escalier la frôle sans mot, téléviseur sous le bras. Troisième étage, l’appartement est dévasté. Les amis sont partis à temps. Mais l’immense valise est là. Dedans il y a ses robes, ses souliers assortis, réservés aux grandes occasions. Lieve redescend vers le fleuve en traînant son fardeau.
Elle est comme ça, Lieve Joris. Elle ne traque pas l’événement, enregistreur en bandoulière. Elle vit tout simplement parmi les hommes pris dans la tourmente de l’histoire. « La littérature, comme le voyage, est un exercice de disparition », écrivait Nicolas Bouvier. Lieve Joris a cette faculté, et ce qui frappe d’emblée, c’est son ouverture à l’autre, sa qualité d’écoute, la manière dont, avec elle, la conversation se déploie. Elle vit, puis elle raconte. Journaliste ? Ecrivain ? Comme si cette distinction avait le moindre sens… Lieve sait que pour rendre compte, justice, il faut d’abord trouver les mots et travailler la langue. Donner à voir le tout à partir des détails – comme son premier maître, Ryszard Kapuscinski, capable de faire sentir l’atrocité d’une dictature en décrivant, littéralement, les arrière-cuisines du seigneur. Chez Lieve Joris, il y a des regards échangés, la surprise des vaches elles-mêmes en croisant cette blanche sur les hauts plateaux du Congo. Le souffle chaud d’un animal, la nuit, de l’autre côté du muret.
Surtout, Lieve ne juge pas. On pense à Assani, personnage central de son Heure des Rebelles, ce quasi-roman qui approche au plus près du mal. L’histoire d’un paysan banyamulenge devenu général de l’armée congolaise. Un être fort et tourmenté, sensible et violent, que l’on devine bourreau et qui se sent victime, qui vingt fois doit choisir son camp au gré des soubresauts de l’histoire congolaise. Un homme seul. Lord Jim, Raskolnikov : éternel combat entre la droiture, les principes, et une violence sans doute inéluctable ici et maintenant.
Lieve dit : « Je sais bien comme je suis… Entièrement dans une chose et ensuite, entièrement dans une autre... » Ces temps-ci, elle vit en Chine, car c’est là que l’histoire se fait. Gageons qu’elle aura emporté sa valise, ses belles robes et ses escarpins.
Extrait de « Femme du monde », portrait de Lieve Joris, paru dans le recueil "Reportage" des librairies Initiales (2010)