REPUTE PERDU EN MER

Te voilà à quai Joshua, à l’époque où la voile disparaît des océans – tu frémis à la vue des clippers démembrés que l’on reconvertit en chalands à charbon… Les armateurs voudraient te confier des vapeurs, tu refuses : « J’étais né dans le souffle du vent… » Affaire de style, ce monde n’est plus le tien : « Les navires qui parcourent les mers aujourd’hui ne sont plus sensibles à la poésie. »

Toi qui fus le premier à circonscrire le globe sans t’encombrer d’un équipage, tu ne recherchais pas l’exploit. C’est la poésie que tu poursuivais solitaire, en Quichotte des mers, dans le grand Sud. Ton récit tout entier en est illuminé. La poésie des vagues, « qui montent et descendent et rugissent l’histoire éternelle de la mer », celle des hommes surtout, car c’est à leur rencontre que tu vas, des Açores au Brésil, de Punta Arenas au Cap de Bonne-Espérance, de Sydney jusqu’aux îles Cocos, « avec leurs mille âmes aussi pures qu’il est possible de l’être sur cette terre pour de fragiles mortels. »

Tout cela, tu ne l’écris pas. J’apprécie plus que tout, dans ce récit majeur, l’absence de ces beaux discours que tant d’aventuriers professent à tour de bras – ils n’en ont que l’écorce. Sous ta plume, cela donne :

« J’ai résolu de faire le tour du monde et comme le 24 avril 1895 le vent est favorable, à midi je lève l’ancre, j’établis la voilure et je quitte Boston. »

Extrait de « Réputé perdu en mer », nouvelle parue dans le recueil L’Almanach des voyageurs, Magellan & Cie (2012)