Willis ne laisserait à personne le soin de conclure : « Non, notre foi n’est pas aveugle ! », rugit-il dans le microphone, il divague, contrôle à grand-peine son tumulte intérieur, il marmonne un début de phrase puis passe à autre chose, il parle de retirer le droit de vote aux athées, hurle soudain, hors de propos : « N’ECOUTEZ PAS LES PHILOSOPHES ! » Clic sur la souris : l’écran géant affiche un arbre de la vie, ses fruits sont divorce, pornographie, délinquance, homosexualité… Le sol tremble, je m’en vais.

J’ai roulé jusqu’en Oklahoma, au sud. Longues prairies vert d’eau, scintillement des hangars de tôle, ponts bossus aux poutrelles serties de rivets. Aux abords de Tulsa, j’ai croisé un interminable convoi de l’Union Pacific, des wagons à bestiaux noyés dans la fumée d’une motrice diesel. Johnny Cash sur ma stéréo chantait l’amour perdu et la beauté des femmes. Une voiture de patrouille a jailli des buissons. Sirène, éclats rouges et bleus dans mon rétroviseur. Je m’arrête. Le jeune policier ajuste sa chemise, la jugulaire de son chapeau, avant de frapper à ma vitre. « Dépassement des vitesses autorisées, Sir. » Il me fait asseoir à sa droite, dans son bolide bardé d’informatique. Il passe en revue mes papiers, consulte les services, puis m’assaille de questions. « Transportez-vous un cadavre aujourd’hui, Sir ? » Un fou rire me prend. Ses grands yeux bleus se plissent, puis se détendent. « Quand les gens rigolent pas, là, je m’inquiète pour de bon. »

Tulsa-Oklahoma City. La route 66 traverse des bourgs pétrifiés, décors de cinéma réels aux planches mal repeintes. A deux rues de là, la misère. Des maisonnettes en bois avec trois voitures dans l’allée et, planté au milieu du jardin, un panonceau « A Vendre ». Les vides-grenier se multiplient, on déverse sur la pelouse, sans joie, le trop-plein des jours fastes, appareils ménagers, meubles, gadgets, ordinateurs. L’Amérique va mal. Les gens se plaignent, c’est nouveau.

A l’approche de Dallas, la circulation se fait dense. Une heure durant, le chaos suburbain des rampes de béton blanc empilées les unes sur les autres, des centres commerciaux, des concessionnaires de 4x4, des cimetières de bagnoles, des pancartes publicitaires aux mâts démesurés, la course à la lumière d’une forêt primitive.

Extrait de "Adam et Eve au pied de la lettre", récit, revue XXI (n°3, juillet 2008)"